L'IA sait-elle écrire une chanson ?
Claude ou clone ?
A l’heure où la SACEM vient d’exercer son droit d’opt-out, interdisant l’utilisation de son (notre) répertoire pour entraîner et nourrir les intelligences artificielles génératives, une plainte vient d’être déposée par Universal music publishing et d’autres éditeurs de musique (Concord music, ABKCO) auprès de la cours du Tennessee - état où se trouve Nashville, la capitale de l’industrie musicale - pour violation de copyright par le robot génératif Claude 2, concurrent direct de Chat GPT censé, d’après ses concepteurs et ses supporters, être encore meilleur.
Objet de la plainte : Claude copierait purement et simplement des pans entiers de textes préexistants, comme par exemple ceux des classiques des années 70 « Sweet Home Alabama » du groupe Lynyrd Skynyrd ou encore, « American Pie » de Don McLean, aux paroles évoquant avec nostalgie l’innocence de la jeunesse…
Ironie du sort, ou plutôt « poetic justice » comme on dit aux Etats-Unis, lieu du délit, Claude 2, programme développé par la firme Anthropic (une entreprise qui compte parmi ses actionnaires Google, Salesforce, Zoom, et dans laquelle Amazon a récemment investi), devait établir sa supériorité sur son rival Chat GPT par le fait qu’il était conçu pour intégrer des « valeurs humaines fondamentales ».
Il a en tout cas visiblement bien intégré la disposition humaine d’un mauvais élève à « pomper » mot pour mot dans ses livres de cours. Sans doute une appréciation questionnable de ce que les valeurs humaines représentent, et la démonstration que mettre de l’émotion dans un texte ne se fabrique pas par algorithme. Une forme d’aveu.
Et aussi une bonne nouvelle avec la confirmation que la machine, qui ne comprend pas ce qu’elle fait et ne ressent rien, ne peut qu’aller chercher pour rivaliser avec la sensibilité de l’artiste que ce qu’il a fait lui-même. A l’identique.
Elève Claude, en retenue, avec dommages et intérêts à hauteur de 150.000 $ par titre copié, si le proviseur, enfin le juge, suit la plainte déposée par Universal.
Marion Carré, co-fondatrice avec Valentin Schmite de la start-up Ask Mona, enseignante à Science-Po et membre du comité stratégique pour l'intelligence artificielle initié par le ministère de la culture, titrait dans un récent post Linkedin sur ce sujet, « Are there song lyrics in the machine ? ».
Bonne question.
Si l’on rapproche le mot Lyrics (paroles) de l’adjectif français Lyrique construit sur le même radical, le dictionnaire Robert donne la définition suivante :
Vous avez bien lu : Sentiments intimes. Emotion. Enthousiasme. Exaltation. Autant de choses dont la machine, évolution des « perroquets stochastiques » entraînés à imiter, est dépourvue. Bref, ce qu’Asma Mallah professeure à Sciences-Po, Polytechnique et Columbia, nomme très justement dans une interview au pure player BRUT « Ce qu’il y a d’homme dans l’homme ».
Confronté à des textes de chanson inspirés de son style produits par Chat GPT, l’artiste Nick Cave (dont la chanson “ Red right hand ” incarne le générique de la série Peaky Blinders), jugeait dans une interview à Sian Cain du quotidien britannique « The Guardian » que c’était « une grotesque imitation de ce que c’est d’être humain ». Il poursuivait, « je suis engagé en ce moment dans le processus d’écriture d’un nouvel album, c’est une affaire de tripes et de sang, cela requiert toute mon humanité ».
Mais alors cet humain seul détenteur d’états d’âme et de sensibilité, dans ses chansons, de quoi parle-t-il ?
Une étude du TOP 2023 Spotify, basé sur les écoutes, largement dominé par le rap et l’urbain, et du top 50 de France inter, éditorialisé, donne la réponse suivante : Eh bien justement, de sentiments, d’intime, d’émotion.
Et pour la génération Z, avant tout, de ses états d’âme.
La psychologue Jean Twenge, de l’université de San Diego en Californie, auteur du best-seller « Generation me » analyse que « Les chansons récentes sont à propos de ce que l’individu veut, et comment elle ou il a été déçu ou mis en échec ».
« Plusieurs études scientifiques ont montré que la génération Z était plus déprimée, anxieuse, inquiète, prudente, solitaire (…) que les générations précédentes. » note le magazine Elle, dans son numéro du 11 juillet 2023.
Une étude de l’institut de sondage Léger 360 publiée sur le site de l’Université de Montréal (UDEM) au Canada révèle que « 73% des jeunes de la génération Z interrogés ont dit avoir traversé des périodes d’anxiété ou de dépression ».
Dans l’ère post « Me Too », les rapports amoureux n’échappent pas à ce filtre. Voici par exemple comment l’intelligence artificielle résume la chanson de la jeune révélation française de l’année Zaho de Sagazan, « Les dormantes » :
Du côté des garçons du rap, l’amour n’inspire pas plus confiance. Dans “P’tit genie”, d’Alonzo, imen es, jungeli, Abou debeing et Lossa, on entend :
Plus loin, dans “Chemin d’or”, Werenoi écrit :
Mentissa, rare fille du classement, à la place 47, livre quant à elle dans “Mamma Mia” le constat suivant :
Méfiance. Défiance. Tristesse. Mais aussi… Enthousiasme. Exaltation. Espoir, car dans le même top 50 Spotify 2023, Slimane chante « Des milliers de je t’aime »,
Kenji Girac (avec Vianney) clame tout sourire : “ … Je te voyais seule, t’étais toute éteinte, pourtant si jeune, oh pourquoi, (…) Alors j’ai dû ramer pour mieux te ramener, au fond de mes yeux j’ai allumé un feu, oh pour toi, rien que pour toi. ”
Et, relent de la fête estivale, le groupe corse « La petite culotte », entonne encore le joyeux hymne féministe « La goffa lolita » (elle et entrée la tête haute, ne se souciant pas du regard des autres),
Il existe une règle officieuse d’internet appelée la « règle 34 » : Pas d’exception. Si vous pouvez l’imaginer, il y a du porno à ce sujet. On en trouve la définition dans une bande dessinée en ligne de Peter Morley-Souter et elle fait partie des « Règles de l’internet », une (fausse) liste inventée sur le forum 4Chan.
On peut aussi penser qu’il y a une règle similaire qui dit que si ça existe dans la vie, et si quelque chose peut se penser ou se ressentir, il y a une chanson qui en parle.
Aux artistes, à l’instar de Nick Cave, de le faire avec leur âme et leurs tripes, du plus profond de ce qu’il y a de sentiments intimes, d’émotion, d’enthousiasme, d’exaltation en eux.
Et si l’intelligence artificielle nous poussait tout simplement à être plus humains ?
