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Tech, musique, cinéma, séries, édition... tout change et se mélange !

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Par Brice Homs
19 déc. · 4 mn à lire
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Le Top 50 est triste.

Et pourquoi ça va changer en 2024...

En haut des classements 2023 des plateformes de streaming règnent les chansons tristes. Voilà ce que pointe Ted Gioia, journaliste et historien de la musique américain, dans sa newsletter, The honest broker, sous le titre : « Why is music getting sadder ? »

Un indice ? En tapant le mot « sad » apparaît en effet une page entière de playlists intitulées « sad crying mix, sad love song mix, sad bops, sad, sad hour etc… ».

En y regardant de plus près, ou plutôt en les écoutant, Gioia relève des tempos à 60 ou 70 bpm (beat per minute). Pourtant on ne danse plus le slow. Les tempos lents sont désormais réservés à exprimer la solitude et la tristesse.

Autre indicateur, la prédominance des accords mineurs. Dans les années soixante, 90% des chansons étaient sur un mode majeur. Moins de 50% aujourd’hui selon une étude du data analyst Chris Dalla Riva, spécialisé dans la musique.

Dans son nouvel ouvrage, une bande dessinée consacrée à Schopenhauer (le seul philosophe à avoir parlé de chansons) Francis Métivier, universitaire et rocker émérite, expose que pour celui-ci « Le mode majeur exprime la fierté mêlée de joie ; le mode mineur la détresse. » (P81).

Ce n’est pas un hasard si cette assertion est illustrée par la dessinatrice Isa Python par le groupe Radiohead chantant « Creep », un hymne au mal-être adolescent dont la poignante beauté est portée par la progression harmonique : Sol - Si- Do - Do mineur.

Alors à quoi attribuer cette prédominance des chansons tristes, des tempos lents, et des accords mineurs ?

La psychologue et professeure d’université Jean Twenge, de l’université de San Diego aux Etats-Unis, auteur de plusieurs ouvrages sur la génération Z livre quelques explications :

Première cause : la technologie. « La génération Z est la première à vivre toute son enfance et son adolescence à l’ère du smartphone, avec les réseaux sociaux et les sms remplaçant les autres activités ».

La génération Z, qu’elle nomme iGen, passe plus de temps avec ses amis au travers des écrans, que physiquement – « peut-être une raison pour laquelle elle fait l’expérience de niveaux d’anxiété, de dépression et de solitude jamais enregistrés avant. »

« Plusieurs études scientifiques ont montré que la génération Z était plus déprimée, anxieuse, inquiète, prudente, solitaire (…) que les générations précédentes. » note le magazine Elle, dans son numéro du 11 juillet 2023.

Alors, la faute au progrès ? En partie, car chaque génération est marquée par les grands évènements – traumatiques - qu’elle a traversés.

« Aux USA, la guerre du Vietnam pour les boomers, La peur de la guerre nucléaire avec la Russie pour la Gen X, le 11 septembre pour les Millenials, la pandémie de covid-19 pour la Gen Z. » analyse Twenge.

Le principal marqueur de cette génération Z est donc, comme on peut s’y attendre, la pandémie, l’isolement. Et le retrait chez soi, derrière son ordinateur ou son téléphone portable.

En France, la jeune chanteuse November Ultra ne dit pas autre chose dans la chanson titre de son album Bedroom walls.

Bedroom walls have seen me cry
Have seen me smile as well
Bedroom walls have shared my tears
And all my fears as well

« J’ai écrit cette chanson comme une ode aux murs de ma chambre » déclare l’artiste à Atwood Magazine (16 mai 2022). Explorant dans ses chansons le registre de l’intime, elle est, avec ce texte de son premier album, dans la parfaite expression du sentiment de réclusion de sa génération.

Mais au-delà de cet isolement, quand il s’agit de sortir de chez soi, l’exemple des génération précédentes, notamment parentales, appelle à la méfiance, voire au découragement.

 

Le titre « Petit génie » signé Jungeli, Imen es, Alonzo, Abou Debeing et Lossa, numéro un du TOP 50 France Spotify 2023 donne le ton :

Parle-moi lovés, me parle pas de sentiments
C'est pas avec amour qu'on achète vêtements

Voici comment une intelligence artificielle analyse la chanson :

source - songtell.comsource - songtell.com

Le « petit génie » de la chanson est donc, sur le mode désabusé, dans l’attente d’une réussite qui se définirait par la richesse matérielle et affiche sa défiance envers l’amour, au regard des expériences passées.

« Les chansons récentes sont à propos de ce que l’individu veut, et comment elle ou il a été déçu ou mis en échec » remarque Jean Twenge.

Seulement ?

Récemment récompensée par le Grand prix SACEM de la chanson de l’année, la chanteuse Hoshi, expose dans Mauvais rêve un déroulé de sa vie et des épreuves traversées. Véritable parcours de la combattante, entre résilience et affirmation de soi. Etre accepté pour ce que l’on est, et pouvoir… être soi-même.

J'assume qui je suis, je viens d'avoir 23 ans
J'veux de l'amour dans mon pays, je veux qu'on me voit, vraiment
J'embrasse une femme aux Victoires, après c'est le cauchemar
Oh, non, j'ai dû faire un mauvais rêve

Dans la même veine, Eddy de Pretto fait aussi le bilan et rejette des injonctions dans lesquelles il ne se reconnaît pas ou qui ne le reconnaissent pas. En somme « je ne vous ressemble pas, mais vous ne me ressemblez pas non plus ».

Il n'y aura jamais d'espace
Pour enfant dans mon planning
Tu n'verras jamais de place
Dans ma berline pour vie d'famille
Dans la poche, pas eu de bac
Ni même d'études à n'plus finir
Je n'aurais pas le bon taff
Celui qui, pourtant, m'f'rait plaisir

Loin des stéréotypes, ces jeunes artistes affirment leurs différences, leur singularité, les revendiquent et les assument, avec courage. Ils n’hésitent pas à sortir du lot là-où il fallait avant se fondre dans la masse.

Arthur Rimbaud écrivait « Je est un autre », les nouveaux Rimbaud proclament « Je est moi ». 

Dans une analyse portant sur 25 millions de livres scannés par Google, Jean Twenge remarque que les boomers, qui ont grandi dans les années 50 se voient rarement exposés à des phrases comme « sois toi-même », mais les Millennials et la Gen Z qui leur succèdent en ont fait leur mantra.

De la même façon, « je m’aime » ou « je suis unique », qui auraient été considérés comme péjoratifs ou prétentieux, sont aujourd’hui « des marqueurs de l’estime de soi. ». La courbe du graphique ci-dessous parle d’elle-même :

source - Jean Twenge - iGensource - Jean Twenge - iGen

Alors la Gen Z, une génération où l’individu, dans la proclamation de lui-même, ne ferait plus commun ?

C’est tout le paradoxe, car comme l’analyse Jean Twenge, « la iGen se distingue des autres générations précédentes dans son rapport à religion, la sexualité, la politique. Ils socialisent de façon totalement inédite, rejettent les tabous, ils sont obsédés par la sécurité, centrés sur la tolérance, et n’ont aucune patience devant les inégalités. ».

On peut ajouter éco-anxieux, mais prêts à se saisir de ces enjeux au quotidien dans leur propre vie.

Une étude l’institut de sondage Leger 360 citée sur le site de l’Université de Montréal (UDEM) au Canada pointe que les jeunes de la génération Z se disent engagés « notamment en matière d’environnement, mais aussi en ce qui a trait à l’accès au logement, et au coût de la vie ».

On est passé du « No future » des punks des années 80, à « mon futur » de la Gen Z !  

« 70% de la génération Z aurait déjà changé ses habitudes pour y insuffler du sens » selon un article du magazine Forbes, cité par le site français Nylon dans un post intitulé : Est-ce que ma génération est plus engagée que les autres ?

https://www.nylon.fr/la-gen-z-serait-elle-plus-engagee-que-les-autres/

Contre - au sens propre du terme - toute attente, la génération Z, hypersensible, connectée, lucide et engagée, met en pratique « hic et nunc », ici et maintenant, un sens de la responsabilité individuelle qui tranche avec les utopies des précédentes.

Et n’hésite pas à le faire savoir.

Le rap, genre de combat et de description sociale, n’en n’est pas pour rien un porte-voix majeur, et le retour du rock, musique rebelle par essence, ne peut en être qu’un nouveau signal.

Le groupe Dalle Béton, dans son titre « Mange ton compost » expose la création d’un « tiers lieu » une société coopérative d’intérêt collectif, « c’est fait par tous et pour tous ». « On y partage des savoirs faire autour de l’écologie, la musique, la cuisine… ». Des solutions, donc.

https://open.spotify.com/intl-fr/track/6WKtJZfgkezxKhD2I4SWlR?si=86d716f29b0448e3

Au son de guitares saturées et de basses puissantes, les deux rockeuses d’Ottis Coeur revendiquent dans « Labrador » une liberté affirmée, celle de femmes fortes et indépendantes, en maîtrise de leur vie :

J’aime vraiment pas rester longtemps/Sans toi j’m’en sors bien/Tout ira mieux demain/Tout ira bien demain

https://open.spotify.com/intl-fr/track/37RU5uDagBkmkcf61HGHTZ?si=7e886fe8a66841c9

Le groupe Bandit Bandit psalmodie pour sa part une vibrante incantation au désir et en appelle à l’amour (physique) comme remède aux « maux qui font mal » :

https://open.spotify.com/intl-fr/track/0w2T8YsldownCkORHrJuIL?si=3102fe993b6c4eb4

Viens briser mes chaînes/ Emporte ma haine…

Haine, un mot qui, toujours selon le data analyst Chris Dalla Riva, observant le Top 50 américain 2021, apparait vingt fois plus que dans les années 60. 

Le mot amour, quarante fois moins.

Alors dans un monde tendu, violent, où les conflits se durcissent, les horreurs se déchaînent, les chansons vont-elles rêver à nouveau qu’on aime plus l’amour que la guerre ?  

Va-t-on passer de bonjour tristesse à la vie mode d’emploi ? De Sagan à Pérec ?

 Réponse dans le top 50 de 2024.