Vendredi dernier j’introduisais en quelques mots une table ronde sur le Web 3 (Le Web 3, has been ou bientôt mainstream ?) lors du MaMA music & convention qui tenait sa 6eme édition à Paris.
L’occasion d’assister ensuite à de nombreuses conférences et tables rondes, dont, dans le chaleureux cadre du CosyLab, un débat particulièrement riche sur « Les réseaux sociaux et le parcours de la musique ».
Alors au fait où en est-on de la musique et des réseaux sociaux ? Et pour commencer où en est-on des réseaux sociaux eux-mêmes ?
L’actualité offrait une sorte de pied de nez avec la mise en ligne quelques jours auparavant, le 17 septembre 2024, d’un nouveau réseau nommé Social AI.
Bien entendu, et c’est contenu dans son nom, ce réseau social est comme les autres dopé à l’intelligence artificielle. C’est tout ?
Eh bien non. Ce n’est pas tout. Car ce réseau propose, lui, à l’utilisateur, d’être « Le personnage principal de son propre réseau d’IA privé ».
Source - Social AI
Je vous invite à prendre quelques secondes pour relire cette phrase et bien en évaluer chaque mot. Personnage. Principal. Propre. Réseau. Privé.
Vous l’avez compris, ce réseau est entièrement constitué de chatbots (des robots numériques appuyés sur la même technologie que Chat GPT 4, développée par Open AI) qui réagissent à vos posts.
Chacun d’entre eux dispose d’une « personnalité propre » dont vous aurez auparavant sélectionné les profils en fonction de vos attentes. Vous pouvez ainsi, comme le montre la page ci-dessous sélectionner des supporters, des sceptiques, des conseillers, des optimistes, des pessimistes, des réalistes etc… Vous pouvez aussi « débloquer » des profils considérés comme plus amusants: haters, sarcastiques, ou contradicteurs par exemple, en recommandant l’appli à un certain nombres de vos amis (bien humains ceux-là).
Source - SocialAI - Le Monde
Il suffit ensuite de de poster un message comme sur X, Threads ou votre forum préféré, et d’attendre que les réactions arrivent.
Dans un article du Monde du 30 Septembre 2024 signé Morgane Tual, la journaliste, qui a testé l’appli, témoigne de son expérience.
« En quelques secondes déferlent des dizaines, voire des centaines de messages à l’intérêt contestable mais qui donnent soudainement l’impression d’être le centre du monde, une célébrité des réseaux dont la moindre intervention déclenche des torrents de messages ».
Du « baume pour l’ego » même si ni Luna Fanfare, ni Anxious Andy qui « se tient la tête entre les mains », ni Clarissa Networth (pour reprendre les personnages cités par Morgane Tual dans son article) n’existent. Tout, jusqu’à leur photo est généré par IA.
https://www.lemonde.fr/pixels/article/2024/09/30/on-a-teste-socialai-le-reseau-social-sans-etres-humains_6339564_4408996.html
Dans une interview au magazine spécialisé Wired, le créateur du réseau, Michael Sayman, 28 ans (mais déjà un ancien de Facebook, Google et Roblox) explique : « Social AI est conçu pour aider les gens à se sentir écoutés, et pour leur offrir un lieu d’introspection, de soutien ».
https://www.wired.com/story/socialai-app-ai-chatbots-chatgpt/
Là où Chat GPT n’apporte que des réponses à des questions, Social AI met en scène ou plutôt en personnages des « retours » et « points de vue » divers, statistiquement fondés sur les réponses les plus communes. Par « profil sélectionné » bien sûr.
Cela pourrait permettre selon Sayman de « trouver des réponses pour résoudre un conflit, éviter de dire des choses qui pourraient blesser, ou avoir des retours avant de poster ailleurs ».
Alors un réseau social pour soi tout seul, un paradoxe ? Pas seulement, car sur les grands réseaux traditionnels, la tendance est aussi au rétrécissement.
Dans le Podcast vidéo 20VC d’Harry Stebbings, publié sur YouTube, Adam Mosseri, patron d’Instagram chez Meta le constatait déjà il y a un an « On ne partage plus beaucoup de moments personnels dans le feed comme on le faisait il y a 5 ou 10 ans. On partage davantage dans les stories ou en messages privés. »
https://youtu.be/wuWivVqB2qo?si=bMTkXSqs-FKjTfge
Dans un autre article du 06 Octobre 2024 « Les réseaux sociaux, la fin d’un règne ? », Morgane Tual note : « Les internautes se rabattent sur des espaces de discussion par affinités : groupes Facebook, serveurs Discord, boucles Telegram, Subreddits. Le grand retour des communautés de niche ».
Les messageries privées remplacent peu à peu les plateformes collectives. S’adaptant, celles-ci suivent la tendance et mutent. TikTok est passé par là avec sa page « for you », bientôt copiée par tous.
Les applis ne cherchent plus à vous connecter avec d’autres, mais à ce que vous aimez. L’intelligence artificielle permet aujourd’hui un ciblage personnel très fin et très réactif. On ne s’adresse plus à tous, mais aux fans.
https://www.lemonde.fr/pixels/article/2024/10/06/pour-les-reseaux-sociaux-la-fin-d-un-regne_6344843_4408996.html
C’est là que l’industrie musicale voit son nouvel Eldorado.
Le poète Robert Frost a écrit que « Le bonheur compense en hauteur ce qu’il lui manque en longueur ». Les artistes et les labels ont pour leur part trouvé une solution pour compenser en hauteur les revenus qui vont manquer en nombre d’audience.
Robert Frost
Remplacez le mot « bonheur » par celui de « superfan » et vous avez le nouveau mantra de l’industrie musicale.
Noyés dans la masse, avec plus d’un million de nouveaux titres mis à disposition sur les plateformes de streaming chaque semaine, les artistes peinent à conquérir de nouveaux publics, de nouveaux fans. Alors ils se tournent vers les superfans. Autrement dit, leur communauté de passionnés prêts à les écouter en boucle (donc générer des streams) et dépenser plus, en concert, en CD, Vinyls, et en merchandising.
Ce qui était vrai pour les musiques de niche et les indés, grands perdants du système « Market centric », le devient pour toute l’industrie.
A preuve, les injonctions répétées de Sir Lucian Crainge, emblématique PDG d’Universal. Après avoir été le hérault du système dit « Artist Centric » qui prône une autre modalité de redistribution des droits issus du streaming, son nouveau focus est sur les superfans comme l’illustre cet article de Music Business Worldwide sous la plume de Murray Stassen.
https://www.musicbusinessworldwide.com/sir-lucian-grainge-after-artist-centric-royalties-umgs-next-focus-is-superfan-experiences-and-products/
Pour comprendre cet intérêt, il suffit d’aller jeter un œil sur les statistiques du service de paiement de royalties canadien « Trolley » qui traite les reversements aux artistes pour des sites tels que Soundcloud, CD baby, ou Soundrop.
Ceux que Spotify appelle par exemple les super-auditeurs représentent en moyenne 2% des auditeurs mensuels d’un artiste mais comptent pour plus de 18% des streams mensuel.
Trolley rajoute qu’ils cumulent aussi plus de la moitié des achats dérivés des artistes.
Source - Trolley
Pour le cabinet Goldman Sachs le marché potentiel de monétisation des superfans s’élèverait pour 2024 à 4,2 milliards de dollars.
https://www.goldmansachs.com/infographics/v2/flourish/theres-a-4-billion-market/index.html
Cette estimation repose sur le fait que 20% des auditeurs américains peuvent entrer dans cette catégorie, et qu’ils dépensent le double de ce qu’un individu moyen est prêt à dépenser pour la musique.
Taylor Swift est sans doute l’artiste qui cristallise le mieux cet engouement des superfans, les siens se nommant eux-mêmes les Swifties.
Le site QuestionPro indique qu’en moyenne un spectateur de cette artiste a dépensé aux Etats unis environ 1300 dollars pour le concert, se loger, voyager, et le merchandising.
Certains sont mêmes prêts à dépenser plus.
Lors du récent passage de la star en Europe, de nombreux billets étaient vendus à des spectateurs venus d’outre atlantique. A Stockholm par exemple, ils représentaient 10.000 des 120.000 spectateurs des concerts.
Lors des concerts à Paris, les fans français, venus de toutes les régions, ont eux-mêmes dépensé pas loin de 1000 euros chacun pour cette occasion, il fallait compter 220 euros pour une simple chambre à l‘Ibis proche de l’Arena (soit le double du prix normal pour un samedi) plus le voyage et les restaurants.
Mais d’abord acheter des billets se vendant entre 86 et 245 euros hors packs VIP. De quoi pour la star générer 1,4 milliards de recettes et aiguiser l’intérêt de l’industrie de la musique pour ces superfans.
Source - Hypebot
A plus modeste échelle, le système de Fan-Powered-royalties mis en place par Soundcloud a montré qu’en 2022, sur un échantillon de 118 000 artistes, 56% touchent plus avec ce modèle direct qu’au prorata, et tirent 42% de leurs revenus de leurs superfans, qui ne représentent pourtant que 2% de leur audience totale.
Alors, les superfans vont-ils sauver la musique ?
A suivre…