Dans une vidéo du 24 octobre dernier, le producteur et YouTubeur Rick Beato, qui cumule 4,57 millions d’abonnés, s’alarmait de trouver dans les crédits de la nouvelle chanson du groupe Codplay « We pray » pas moins de… 15 personnes.
15 personnes créditées comme auteurs et compositeurs de la chanson ? Rick, lui-même auteur-compositeur de hits dans les années 80, s’exclamait : Mais que font-ils ?
https://youtu.be/IwmPPNC61Wk?si=vDOqvYriCD5H_VW6
Bien sûr on se rappellera de la polémique qui avait suivi la parution d’un tweet de l’autrice-compositrice Diane Warren s’interrogeant en aout 2022 sur la présence de 24 crédits sur la chanson de Beyoncé « Alien Superstar » issue de l’album Renaissance.
Mais ce titre incorporait de nombreux samples « hommage à l’histoire des musiques Black et Queer » comme le précisa le site Buzzfeed.
https://www.buzzfeednews.com/article/paigeskinner/diane-warren-beyonce-songwriters
La multiplicité des crédits s’expliquait ici par l’utilisation de samples.
En ce sens, que 24 auteurs ou compositeurs soient mentionnés dans les crédits est une sorte de victoire. D’abord pour les ayants droit, les créateurs des œuvres utilisées, dûment mentionnés (autorisation et reversement), mais aussi pour la musique, dans la mesure où ces citations, ces hommages, continuent à faire vivre et découvrir aux générations suivantes un patrimoine riche. Cela lui fût rappelé de façon parfois cinglante par de nombreuses réponses (plus d’un millier en quelques minutes) comme celle-ci :
En est-il de même du titre de Coldplay et ses 15 signataires ? Pas tout à fait.
Dans sa vidéo, Rick Beato, expert en la matière, analyse le morceau. En l’écoutant avec lui, on entend un titre qui ressemble à tout ce qu’on entend en ce moment, mélodie prévisibles et convenues, sons qu’on trouve partout, voix passée à l’auto-tune pour donner une couleur à la mode, et quand même un « featuring » de la rappeuse Little Sims (Simbi Ajikawo) sur quelques phrases. Sont aussi mentionnés, Burna Boy, Elyanna et Tini.
Quatre « featurings » donc. Alors les 11 autres crédits, se demande-t-il ?
En parcourant les noms, Rick estime que les membres du groupe doivent tous signer même s’ils n’ont rien écrit ou joué sur ce titre mais aussi tous ceux qui, à un degré ou un autre ont participé d’un motif de violon au synthé, d’un son ou d’un mot à cet enregistrement.
Enregistrement. Pas chanson.
Car il faut bien distinguer la chanson de l’arrangement. Et c’est là où il y a, selon le producteur, dans ces nouvelles pratiques et coutumes, confusion.
Il argumente son point de vue en disant que si l’on va par-là, George Martin aurait dû co-signer toutes les chansons des Beatles car il a contribué à telle ou telle idée de production, de renversement harmonique, d’aménagement ou de son.
Reste pourtant qu’une chanson des Beatles jouée et chantée guitare voix ou piano - voix reste la chanson, « déshabillée » de ses arrangements et ajouts.
tGeorge Martin et les Beatles en studio - crédit : Irish Times
De nombreux titres du duo Lennon-McCartney ou de George Harrison ont d’ailleurs-été repris par d’autres artistes, avec de magnifiques versions par centaines qui vont de la country à la soul.
Prenons un instant pour revisiter, à l’aune de ces remarques, l’évolution des crédits de chansons et en tirer quelques réflexions.
Dans les années 60-70, note Rick Beato, en dehors des auteurs-compositeurs interprètes qui écrivent leurs propres chansons et les chantent (Bob Dylan, Joni Mitchell, Carly Simon, Janis Ian, Neil Young, Billy Joel, Bruce Springsteen etc…) on trouve des équipes de songwriters, souvent des duos, auteur et compositeur, comme Leiber & Stoller, Felice et Boudleaux Bryant, Holland-Dozier-Holland, par exemple. Des faiseurs de hits et de chansons originales. La liste est longue.
La célèbre Tin Pan Alley à NY ou les locaux de la Motown à Chicago, ont longtemps fourni aux interprètes à succès de l’époque, crooners ou grandes voix de la soul, des titres sur mesure, ou de grandes chansons emblématiques.
En France, de Piaf à l’âge d’or de la chanson et de la « variété », de grands auteurs et compositeurs - on en comptait des dizaines - écrivaient les chansons à succès qui restent au patrimoine et dans les mémoires collectives. Delanoë, Vidalin, Lemesle, Roda-Gil, Dabadie, Alice Dona, Vline Buggy Michel Pelay, Jean-Pierre Bourtayre, Jacques Revaux, pour ne citer que quelques noms. Ils ont écrit beaucoup des grandes chansons qui restent et qui ont contribué à la carrière d’interprètes majeurs. J’en ai largement parlé dans une précédente édition de cette newsletter:
https://brice-homs.kessel.media/posts/pst_2b0ccb5cfb4b4211b62a35d35be7171f/la-polemique-sur-les-lacs-du-connemara-larbre-qui-cache-la-foret
Et puis les pratiques ont évolué. Et même si comme l’affirmait Quincy Jones, qui vient de nous quitter, « Un bon chanteur a besoin de grandes chansons pour durer », le rapport de force s’est inversé, le star-system a changé les choses.
Comme le rappelle un article du Magazine Variety, sur les injonctions de son sulfureux manager, le colonel Parker, Elvis Presley prenait 50 % des droits d’auteur des chansons qu’il chantait sans en avoir écrit ou composé un mot ni une note, juste pour les interpréter. Il n’était pas le seul.
Sans citer de nom, Beato confirme dans sa vidéo que prendre 50% des droits pour chanter une chanson devint une sorte de coutume assez répandue, les auteurs et compositeurs n’ayant d’autre choix que d’abandonner la moitié de leurs droits pour voir leur titre enregistré.
Devant les réticences, certains interprètes imposaient plus subtilement des modifications mineures pour ensuite réclamer leur part.
Les songwriters de Nashville avaient même inventé une expression pour ça : « Write a word, get a third » ( écris un mot et prend un tiers ) comme le rappelle l’article de Variety : « Inside the Dirty Business of Hit Songwriting ».
https://variety.com/2021/music/news/dirty-business-hit-songwriting-1234946090/
Sans compter le « racket » éditorial également mentionné par l’article de Variety. C’est à dire la captation la part éditoriale de l’édition contre… rien !
C’est aussi pour des raisons éditoriales, cette fois plus nobles, que le duo auteur-compositeur devint rapidement un trio. Pourquoi un troisième ? Les raisons en étaient purement tactiques.
En cosignant à trois, en étant chez trois éditeurs différents, comme par exemple, cite Rick Beato, Sony ATV, Warner Chappell et un autre grand groupe comme Universal, on multiplie par trois les chances de « caser » la chanson à un interprète, un groupe ou un producteur. Ceci explique cette tendance des trois songwriters par chanson.
Le problème des groupes de rock était plus délicat. Il fallait d’abord prendre les chansons des uns et des autres pour équilibrer et se battre pour avoir les « singles ». La plupart des groupes respectèrent les « parentalités » effectives mais d’autres choisirent de partager les droits en parts égales entre tous les membres, qu’ils aient écrit ou pas, pour apaiser ces tensions. La survie du groupe était en jeu. Question d’égalité (qui n’est pas l’équité, bien sûr).
Une étude menée par Sarah Polcz à l’université de Stanford en 2022 intitulée « Loyalties vs Royalties » et mentionnée par le média Hypebot cite plusieurs groupes ayant choisi cette solution. Parmi eux REM, Radiohead ou… Coldplay !
https://www.hypebot.com/hypebot/2022/08/bands-that-split-royalties-equally-are-more-successful-stanford-study-finds.html
crédit - Hypebot
Selon l’étude, ces groupes auraient même plus de succès (et dureraient plus longtemps). L’illustration de l’article montre d’ailleurs une photo de Coldplay.
C’est un mélange de ces deux notions que l’on retrouve peut-être dans ces signatures accumulées, par exemple, dans les crédits du single « We pray ».
Avec des droits désormais négociables en pourcentage, (mesure adoptée pour pouvoir intégrer les Beat-Makers aux crédits des titres d’urbain), ce qui n’était pas le cas avant, les parts, toujours selon Rick Beato doivent se monter à 40% pour certains, là où d’autres n’en ont probablement qu’1%
« Sérieusement on a écrit 1% d’une chanson de 3 minutes. C’est absurde » s’étonne-t-il.
Et le producteur de poser la question. A réclamer ou attribuer des crédits à tort et à travers, ne va-t-on pas décrédibiliser la singularité de la vision d’un artiste, l’originalité de la création, pour la considérer comme un mille-feuille d’interpolations, d’interventions et de superpositions ?
Alors…
Alors il convient de rappeler la notion d’œuvre.
Car avec les enjeux de l’intelligence artificielle qui recycle et remixe des œuvres existantes pour, par équation mathématique, générer ce que certains musiciens appellent des « salades de plagiats », la question se posera plus que jamais…
Encore une fois, aux artistes, aux auteurs, aux compositeurs de délivrer des œuvres avec un point de vue, une inspiration, une sincérité, une expérience humaine mise en partage.
Et se démarquer de produits fourre-tout purement commerciaux “pas mieux que de l’IA”, comme le jugent de nombreux commentaires sous la vidéo de Rick Beato ou sur des forums comme Reddit.
C’est une chanson qui nous ressemble chantait Yves Montand sur un texte de Jacques Prévert et une musique de Joseph Kosma.
Chaque mot de cette phrase deviendra-t-il bientôt incongru ?