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Par Brice Homs
4 mars · 4 mn à lire
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La faute au streaming ?

Les chansons sont de plus en plus courtes. Une fatalité ?

« Look what they’ve done to my song » chantait dans les années 70 Mélanie Safka, décédée il y a quelques jours. Un tube planétaire qui donna lieu à de nombreuses adaptations.

C’était l’époque où les succès américains du folk, de la pop, de la country ou de la soul devenaient des tubes de la « variété française », qui méritait sans doute son nom dans cette multiplicité de genres absorbés.

Ainsi la chanteuse Mélanie, qui se produisit au mythique festival de Woodstock, vit sa chanson reprise dans l‘hexagone par… Dalida (dans une adaptation de Maurice Vidalin).


Melanie - Woodstock festivalMelanie - Woodstock festival

D’une icône hippie à une diva glam, flower power vs paillettes, l’écart peut paraître surprenant. Reste qu’une bonne chanson reste une bonne chanson, comme dirait Quincy Jones.

Look what they’ve done to my song, donc. C’est un peu le refrain (en l’occurrence ici, le début du couplet) que l’on entend beaucoup ces dernières semaines dans la presse et sur les réseaux sociaux. Alors qu’est-il arrivé aux chansons ?

Et bien… elles raccourcissent !

Un article du Washington Post en date du 26 janvier 2024, signé par la journaliste Szu Yu Chen, titre « Les chansons pop raccourcissent à l’ère du streaming et de Tik Tok ».

https://www.washingtonpost.com/entertainment/interactive/2024/shorter-songs-again/?itid=sf_entertainment_entertainment%20-%20music_article_list

Aujourd’hui, la durée moyenne des chansons passe en dessous des trois minutes. Les chansons du Billboard Hot 100 ont perdu une minute depuis 1990, constate la journaliste.

Un phénomène que l’on retrouve aux Grammy Awards. Cette année 28 des chansons nommées étaient en dessous de cette durée.

Dans un article intitulé « Pourquoi vous devriez faire plus de chansons courtes », le site Digital news music remarque aussi cette tendance et l’analyse. En commençant par en donner une définition : « Une chanson courte est pour cet article une chanson comprise en trente secondes et deux minutes trente. »

Attendez, trente secondes, sérieusement ?

Bon, disons au moins trente secondes corrige l’article, « car c’est la durée minimum requise par Spotify pour comptabiliser un « stream », c’est à dire rétribuer une chanson. Et nous nous arrêtons à 2mn30 car c’est en dessous de la durée moyenne des chansons constatée en 2024 qui est de 3 minutes ».

Voici une première explication. Et une première réponse à la question posée par l’article : on fait des chansons plus courtes pour gagner plus d’argent.

Un album qui contient vingt chansons de deux minutes rapportera deux fois plus qu’un album qui contient dix chansons de quatre minutes.

Résultat : le nombre de titres augmente pour une même durée d’album.

https://www.digitalmusicnews.com/2024/02/19/short-songs/

Le magazine Quartz relevait déjà cette tendance sous la plume de Dan Kopf, en date du 17 janvier 2019, dans un article intitulé « L’économie du streaming raccourcit les chansons ». En comparant les trois derniers albums de nombreux artistes, il remarque que la durée des chansons a par exemple baissé de 38% pour Kanye West :  

Source - Quartz magazineSource - Quartz magazine

Un phénomène que l’on pourrait croire réservé à l’Urbain. Pourtant la durée des chansons a aussi baissé de 21% sur les albums du chanteur de country Eric Church.

Source - Quartz magazineSource - Quartz magazine

https://qz.com/1519823/is-spotify-making-songs-shorter

Alors on fait des morceaux plus courts pour faire plus d’argent. C’est bien ça ?

Pas seulement.

Dans le même article, Erika Nuri Taylor, une autrice-compositrice nommée aux Grammys déclare : « Les gens s’intéressent pendant deux minutes, après ils passent à autre chose, la chanson suivante, la vidéo suivante, le Tik Tok suivant, on scrolle et fait défiler en permanence ».

L’artiste indé Nic D pose, lui, les choses de façon plus générique. Pourquoi une chanson devrait-elle forcément faire plus de deux minutes ? Pourquoi aurait-elle un couplet de plus si elle n’en n’a pas besoin ?

Les exemples ne manquent pas dans le passé. What a wonderful world, de Louis Armstrong, standard mondial,  2’19. Never going back again de Fleetwood Mac, sur l’album Rumours,  2’14.

Source  - Digital music newsSource - Digital music news

Le producteur et Youtubeur star Rick Beato (4 millions d’abonnés), s’emparant du même constat livre une analyse, comme d’habitude, pertinente et documentée, et fait au passage une découverte surprenante.

Non, les chansons ne raccourcissent pas, elles reviennent à leur durée des années soixante. Pour preuve : les premiers tubes des Beatles, tous autour de deux minutes :

Source - Rick Beato - YouTubeSource - Rick Beato - YouTube

Pourquoi ne s’en est-on pas aperçu ? se demande Rick Beato : parce que ces chansons sont travaillées, complexes, structurées. Bref, on a pris du temps pour les faire et les refaire. 

Dans le magazine britannique FAR OUT du 11 Décembre 2023, Tim Coffman révèle que la chanson « Tumbling dice » des Rolling stones, un de leur plus grands succès (et ma préférée, notamment reprise par Linda Ronstadt), aurait nécessité plus de 150 prises !

https://faroutmagazine.co.uk/the-rolling-stones-song-that-took-150-takes-to-record/

Source - FAR OUT magazineSource - FAR OUT magazine

On prenait le temps, donc, de faire et refaire des chansons et de les enregistrer.

Le temps est justement la donnée qui manque de plus en plus aujourd’hui aux artistes. Et il y a des raisons pour ça.

On se souvient des propos de Daniel Ek, créateur de Spotify, qui avaient suscité une vive réaction en 2020. Selon lui, les artistes ne pouvaient se « contenter » de sortir un album tous les trois ou quatre ans. Il fallait qu’ils soient « davantage dédiés à leurs fans ».

« Un artiste aujourd’hui doit écrire, composer, enregistrer, mixer, promouvoir, tourner pendant des mois de villes en villes, de salles en festivals », répondirent les intéressés. Comment dans ces conditions trouver le temps de sortir un a deux albums par an ? Et l’énergie ? Et l’inspiration ?

Source - Spotify - Getty - Ilya SavenokSource - Spotify - Getty - Ilya Savenok

Face à cette pression constante de devoir créer du contenu et le promouvoir, de plus en plus rapidement, et de plus en plus souvent, certains artistes frôlent l’épuisement, quand ils ne se retrouvent pas tout simplement en burn-out ! 

Un dialogue entre Jacynthe Plamondon-Emond, figure de l’édition et de la production canadienne, et le journaliste Philippe Renaud, en date du 2 mars 2024, dans le grand quotidien montréalais Le Devoir titre : « L’industrie musicale face à l’épuisement professionnel. ».

L’article est depuis largement relayé par les professionnels du secteur qui manifestent en nombre leur saturation et leurs difficultés à gérer une charge de travail et un stress de plus en plus croissants.

Source  - Le DevoirSource - Le Devoir

https://www.ledevoir.com/culture/808195/industrie-musique-face-epuisement-professionnel

Quelques mois auparavant, en France, une étude menée par la psychologue du travail Jade Tifiou, et commanditée par L’UCMF (Union des compositeurs de musique de Films – devenue entre-temps l’U2C) pointe les répercutions de cette pression sur la santé des compositeurs.

 « La pression a été évaluée de façon négative par les compositeurs, leurs scores de bien être avaient tendance à diminuer, et ceux de stress perçu à augmenter. C’est le cas, par exemple, lorsque les répondants ont avancé que la pression les empêchait de faire certaines choses. (67,1%) »

Comme la chercheuse le relève, l’impact psychosomatique est corrélé aux mêmes scores. Et alarmant !

De nombreux professionnels, au Canada comme en France, n’hésitent plus à parler de péril pour la santé mentale, dans des métiers dont la classe moyenne se paupérise de plus en plus. (sujet que j’avais évoqué dans une précédente newsletter).

Source - Jade Tifiou - Editions Feed BackSource - Jade Tifiou - Editions Feed Back

Les chansons courtes seraient-elles l’arbre qui cache la forêt, celle de la fréquence et du volume des contenus désormais nécessaires pour (de plus en plus mal) gagner sa vie ?

Des pistes s’ouvrent déjà pour changer cette (mauvaise) donne pour leurs créateurs. L’adoption d’un nouveau système de comptabilisation des streams, nommé « artist centric » est déjà assorti sur la plateforme Deezer d’une proposition de pro-rata temporis. C’est à dire des titres payés non pas sur la base de 30 secondes mais en fonction de leur durée réelle. L’industrie pèse pour que les autres plateformes suivent…

… en attendant qu’un vrai « user centric », réclamé par les créateurs, et où chacun paiera (ou générera des paiements sur les modèles gratuits avec publicité) pour ce qu’il écoute réellement, vienne prendre la suite, dès que la technologie le permettra.

Nous n’y sommes - hélas - pas encore, mais peut-être verra-t-on alors à nouveau éclore des chansons de 5 minutes comme dans les années 90.

Source  - Rick Beato - YouTubeSource - Rick Beato - YouTube

Mieux, l’un des chefs d’œuvres du rock : « Stairway to heaven » du groupe Led Zeppelin (1971), classé comme l’une des 500 plus grandes chansons de tous les temps, dure 8 minutes.

1’10 rien que pour le légendaire solo de guitare de Jimmy Page.

Bien sûr, cette chanson ne passait pas en radio (ou alors tard et tronquée), et les albums se vendaient en vinyles et s’écoutaient en entier.

Alors, la durée des chansons va-t-elle s’allonger ?

Le retour annoncé du rock, le succès renouvelé des vinyles et la réapparition surprise des cassettes (au Japon déjà !), comme l’avènement de « superfans » prêts à dépenser plus, et en direct, pour leurs artistes préférés, en signent peut-être les prémices…

On s’en reparle dans une prochaine newsletter !