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Par Brice Homs
4 oct. · 5 mn à lire
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La polémique sur les Lacs du Connemara, l’arbre qui cache la forêt ?

La fin de la fin des auteurs de chansons ?

La polémique de l’été : Juliette Armanet /Michel Sardou - les lacs du Connemara, ça vous dit quelque chose ? Rassurez-vous, je ne vais pas m’y engouffrer, mais si vous vous en demandez la cause. La vraie. J’ai une réponse pour vous : un synthé cassé et un auteur curieux. 

Explications : années 80. Jacques Revaux, compositeur, se rend à la campagne pour écrire des chansons avec Michel Sardou et l’auteur Pierre Delanoë. Quand il arrive sur place, son nouveau synthétiseur, un Prophet, a mal supporté le voyage et n’émet plus que des sons de cornemuse. Va pour l’Ecosse. Non, les accords plaqués par le compositeur évoquent l’Irlande. On cherche un sujet. Le rugby ? Les pubs ? Les lacs du Connemara ? A ces mots l’œil de Delanoë s’allume. Ça, ça m’intéresse...  (anecdote racontée par Claude Lemesle dans son livre : L’art d’écrire une chanson, éditions Eyrolles, 2018 et reprise par de nombreux sites)

Un succès et quarante ans plus tard, la polémique, vite dégonflée, en est restée là. C’est pourtant l’arbre qui cache la forêt. 

Laquelle ?  

On a beaucoup parlé après les propos de Juliette Armanet de la musique de Jacques Revaux, compositeur légendaire (« My way » quand même, hein !). De Michel Sardou lui-même. Et du texte, bien sûr. Mais de Pierre Delanoë, l’auteur (avec Michel Sardou), curieusement, on n’a pas parlé. Rien. Ça vous étonne ? Pas moi. Les auteurs de chansons ont disparu des radars. Pire : presque disparu tout court.

Pierre Delanoë. Il est possible, probable même, que ce nom ne vous dise rien. Pourtant vous connaissez par cœur, sans le savoir, ou au moins avez-vous entendu, et pas qu’une fois, des chansons écrites par Pierre Delanoë. Si votre mère s’appelle Nathalie c’est sans doute à cause de la chanson qu’il a écrite pour Gilbert Bécaud (elle avait un joli nom mon guide), vous avez fredonné Le bal des lazes de Michel Polnareff (je serais pendu demain matin…), rencontré votre premier amour sur « Une belle histoire » de Michel Fugain, dansé la semaine dernière sur « Salma ya salama » chanté par Dalida, et appris la guitare sur « Stewball » (Hugues Aufray) si vous avez été scout… Juste pour n’en citer que quelques-unes. Vous le saviez ?

Dans le patrimoine immatériel de la chanson, on trouve les textes d’Etienne Roda-Gil (Julien Clerc, Vanessa Paradis), Jean-Loup Dabadie (Julien Clerc, Juliette Greco), Jean Fauque ou Boris Bergman (Alain Baschung), Jacques Duvall (Alain Chamfort), Jacques Lanzmann (Jacques Dutronc), Claude Lemesle (Joe Dassin, Michel Fugain), Maurice Vidalin (Gilbert Bécaud, Michel Fugain), Jacques Demarny (Enrico Macias), Frank Thomas (Claude François) Eddy Marnay (Céline Dion), Arlette Tabart (Dalida, Nicoletta), Didier Barbelivien (Patricia Kaas), Michel Mallory (Johnny Hallyday), Vline Buggy (Marie Laforêt), Sylvain Lebel (Serge Reggiani), Bernard Dimey (Yves Montand, Henri Salvador), Françoise Mallet-Joris (Marie Paule belle), Jean-Pierre Lang (Pierre Bachelet),  Richard Seff (Mike Brant, Axelle Red), Elisabeth Anaïs (Catherine Lara), Pierre-Yves Lebert (Daran, Axel Bauer), Pierre Grosz (Michel Jonasz), Philippe Djian (Stéphane Eicher), Patrice Guirao (Art Mengo) Lionel Florence (Lionel Obispo, Florent Pagny) et bien d’autres.

Largement présents dans les instances, commissions, et au sein du conseil d’administration de la SACEM (Société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique), ces « grands auteurs » ont contribué à sanctuariser le droit d’auteur. Leurs noms et leur engagement en imposait. Et leur nombre.

Mais ça… c’était avant ! Combien de noms d’auteurs (qui ne soient pas eux-mêmes chanteurs) peut-on aligner aujourd’hui en piochant large, tiens, dans le Top 100 ? 

“Man, the song is the shit — that’s what people don’t realize. A great song can make the worst singer in the world a star. A bad song can’t be saved by the three best singers in the world. I learned that 50 years ago.”  - Quincy Jones

(Le truc c’est les chansons – c’est ce que les gens ne réalisent pas. Une grande chanson peut faire du pire chanteur une star. Une mauvaise chanson ne peut pas être sauvée par les trois meilleurs chanteurs au monde. J’ai appris ça il y a 50 ans.) – Quincy Jones 

Alors si les chansons sont si importantes (et elles le sont), les auteurs et les compositeurs qui faisaient tous ces succès, ceux ne sont pas eux-mêmes interprètes, ils sont passés où ? Une comète a-t-elle percuté la planète du music-business pour les faire disparaître comme de nouveaux dinosaures ? 

Si c’est le cas, cet amas rocheux venu des profondeurs insondables de l’espace a pris la forme d’une question. Une simple question sortie de la stratosphère et soudain posée à toutes les chanteuses et les chanteurs interprètes : Pourquoi vous n’écrivez pas vos chansons ? 

En réponse, de plus en plus d’interprètes se sont donc mis à écrire leurs propres textes. D’autres se sont contentés de vouloir les co-signer, quitte même à ne pas avoir écrit une seule ligne des paroles. En dehors de la tentative de mettre la main sur la moitié restante des droits d’auteurs (en plus d’en prendre en général une première moitié avec la part éditoriale) se cachait l’idée de pouvoir dire : j’ai écrit la chanson. En d’autres mots : la chanson c’est moi. MOI en majuscule, bien sûr. Soixante-quinze pour cent de droits d’auteur en moins, quel auteur pourrait économiquement y résister ou même tout simplement, par la suite, exister ?

Les chansons comme œuvres à interpréter ont donc « perdu l’affaire ». Et avec elles, celles et ceux qui les créaient dans l’ombre. Même les éditeurs de musique, passeurs indispensables, ont fini, pour beaucoup, par laisser tomber cette étape, faute de demandes ou accablés de refus. Et même pour certains disparaître eux aussi. Quelques auteurs ou compositeurs ont alors essayé de chanter eux-mêmes leurs chansons, et bien-sûr, ce fût à peu près aussi bon que les textes de certains interprètes. Avec de rares exceptions dans les deux cas, et parfois sur un malicieux malentendu. Confidence pour confidence, hein ! (écoutez bien le texte de ce tube inattendu de Jean Schulteis).

Car il ne suffit pas d’écrire des chansons. Encore faut-il qu’elles marchent. Ainsi une deuxième cause d’extinction de l’espèce menacée des auteurs et des compositeurs non chanteurs ne fût pas une nouvelle ère de glaciation, mais la réponse à une autre question : comment faire un succès ? Un succès assuré.  

La réponse était en fait assez simple : pour faire du succès… il faut prendre du succès. C’est à dire les « noms » déjà au somment des hits parades. Par exemple : Michel Berger, Jean-Jacques Goldman, et ensuite Zazie, Pascal Obispo, ou aujourd’hui Vianney, Benjamin Biolay… trois générations d’artistes à succès, dans la lumière, ont donc remplacé les auteurs et les compositeurs de l’ombre. Et même avec eux quelques célébrités qui n’avaient… jamais écrit de chanson. 

Pour les maisons de disque qui font les « packages » en interne avec leurs artistes, c’est tout bénéfice. On peut mettre des noms à côté de noms, croiser les « fan base », les publics, les images, les notoriétés, bref les « marques » comme on dit dans les nouveaux pôles de décision des labels où les « chefs de produits » sortis des écoles de commerce ont remplacé les directeurs artistiques. Plus facile ainsi d’avoir des radios, des télés, de la presse. On minimise les risques. On fait ce qui marche avec ceux qui marchent…  Le reste est désormais, ou presque, de l’histoire. 

La qualité a-t-elle baissé ? Certainement pas. Ces artistes sont talentueux et compétents. Ils savent faire des chansons. Des bonnes chansons. Mais le problème ne se réduit pas à cette simple équation.  L’addition des notoriétés ne suffit pas non plus à expliquer la disparition des auteurs et des compositeurs de chanson. Le nouvel écosystème de la musique s’en est chargé. Comment ?

L’arrivée des plateformes de peer to peer (permettant le piratage massif), puis le modèle économique qui les a remplacés (voir la très bonne série « The playlist » sur Netflix), ont achevé le travail. Les revenus issus du streaming ne permettent plus aux simples auteurs ou compositeurs de vivre de leurs droits.

Vous imaginez bien que quand vous avez, sur un abonnement de 9,99 euros par mois pour le modèle payant, qui vous donne accès à des millions de titres, un euro de droits d’auteur à répartir entre tous les auteurs, compositeurs, et éditeurs des titres écoutés, il n’arrive quasiment rien dans la poche des créateurs. Deux cent euros par chanson dans le meilleur des cas par million de stream.  

(Chaque jour plus de 120.000 nouveaux titres sont « uploadés » sur les plateformes de streaming). 

Source:  ADAMISource: ADAMI

Seuls les artistes auteurs compositeurs interprètes multipliant les caquettes peuvent espérer s’en sortir, et encore en « tournant » beaucoup sur scène ou en décrochant des « synchros » dans des séries ou des films.

Voilà comment les auteurs et les compositeurs de chansons, ces artisans de l’ombre, ont disparu ou presque.

La diversité des chansons s’est-elle pour autant rétrécie à un petit cercle où les répertoires finissent par se confondre et se ressembler ? Pas sûr, mais je serais curieux d’entendre l’avis du très pertinent Etienne Guéreau de la chaîne YouTube Piano Jazz concept, sur cette question. 

Alors est-ce que c’était mieux avant dans le monde de la chanson ? (Je ne parle pas ici des autres esthétiques, comme l’urbain, le rap, qui ont des modalités de création et de « fonctionnement » différentes). 

Bien sûr, il y avait aussi de mauvaises chansons, écrites au kilomètres par quelques tacherons à la recherche avide du « tube » décliné de succès précédents. Ce que l’on appelait avec dérision « la variét’ ». Mais il y avait surtout un large vivier d’auteurs et de compositeurs professionnels, vivant de leurs droits d’auteur, des paroliers aux styles différents, aux écritures singulières, parfois instantanément reconnaissables pour les plus emblématiques (Etienne Roda-Gil, Pierre Delanoë, Boris Bergman…) des compositeurs aux mélodies populaires mais subtiles (Michel Pelay, Pierre Papadiamandis, Dominique Pankratoff… ou pour la génération d’après Jean-Noël Chaléat, Alain Lanty, pour n’en citer que quelques-uns…). Tous ces auteurs et compositeurs, travaillant parfois en duo ou en équipes, pouvaient fournir quasiment à la commande de grands textes, d’inoubliables mélodies, et des « tubes » efficaces à profusion. De quoi faire durer des carrières, entrer dans les cœurs et les mémoires, mais aussi faire émerger et révéler chaque année de nouveaux talents. 

Song is the shit, a dit Quincy Jones.

Aujourd‘hui la carrière de nombreux jeunes artistes prometteurs, souvent issus d’émissions concours comme The Voice ou La Nouvelle star, peine à s’établir et surtout à durer. On use les mêmes recettes marketing. On multiplie les duos et les featuring avec des noms déjà installés. Au risque de lasser. Certains professionnels n’hésitent plus à pointer le manque de bonnes chansons originales. 

Et si c’était la fin de la fin des auteurs et compositeurs de chansons ? 

En tout cas, si Jacques Revaux n’avait pas cassé son synthé, on aurait peut-être raté cette occasion d’en parler…