Dis-moi qui tu écoutes je te dirai qui tu es.

Algorithme… and blues !

Tech & Music Note
5 min ⋅ 17/10/2023

Et toi, tu écoutes quoi en ce moment ? 

Avec plus de 200.000 titres uploadés chaque jour sur les plateformes, et des dizaines de millions de titres déjà disponibles d’un simple clic, on pourrait penser que les réponses vont être très variées. 

Eh bien finalement… pas tant que ça.

Une étude récente commandée par l’industrie musicale montre que 99% des titres présents sur les plateformes ont généré moins de 1500 streams. Pire :  90 % des titres ont fait… 0 stream et n’ont jamais été écoutés. Seuls 1 % des titres font plus de 1500 streams, ce qui reste très anecdotique. Sur ces 1% quelques dizaines à peine dépassent la barre du million de stream. Pour vous donner un ordre d’importance, la certification disque d’or pour un single est fixée à l’équivalent de 15 millions de streams.

Source - SNEPSource - SNEP

Alors more is less ? Plus est moins ? Face à une offre aussi prolifique, on peine à s’y retrouver. Ou tout simplement à y trouver. Ceux qui ont connu le temps des disquaires où l’on allait « piocher » vinyles puis CDs dans les bacs avec parfois le goût du risque (ou d’une pochette alléchante); les passionnés qui attendaient avec fièvre les émissions de Bernard Lenoir sur France inter ou les nuits de Nova pour découvrir artistes et nouveautés, auront du mal à retrouver les mêmes réflexes. Dans une telle profusion, il devient difficile et même anxiogène de se repérer. De la simple FOMA (Fear Of Missing Out) que l’on peut traduire par « peur de passer à côté de… », à la frustration de se sentir enfermé dans sa bulle de confort, on est submergé. 

Dans son ouvrage Submersion qui vient de paraître aux éditions Grasset, Bruno Patino, président d’Arte et spécialiste des médias et du numérique, pose dès les premières pages la problématique du choix. Il cite entre autres une étude exposée par le psychologue américain Barry Schwartz dans son ouvrage « Le paradoxe du choix ». Dans les années 70, un individu qui voulait acheter un Jean entrait dans un magasin, trois ou quatre modèles lui étaient proposés, il les essayait tous, choisissait celui dont la coupe était la mieux adaptée à sa morphologie et repartait satisfait. 

Confronté au même choix cinq décennies plus tard, le même magasin lui propose plus de quarante références qui pourraient lui convenir. La satisfaction est oblitérée par deux sentiments : la paralysie (devant la décision) et le regret (la valeur des choses dépend de celles auxquelles on la compare). On pourrait aussi prendre en compte le temps consacré à ce choix.

Une médiation très simple peut quand même venir atténuer les modalités de cette décision : la présence d’une vendeuse ou d’un vendeur qui vous oriente et vous conseille.

Vous venez de trouver, plus ou moins, la définition d’un algorithme de recommandation.

En radio, principal vecteur jusque-là de découvrabilité, la station NRJ, par exemple, passe 5% de titres francophones. Ces 5 % représentent 30% de son volume de diffusions pour se conformer à la loi imposant des quotas de chansons françaises. Vous avez bien lu : 5% de la playlist représentent 30% de la diffusion. D’où une surexposition de certains titres et artistes, avec des rotations fréquentes. 

Pourquoi ? Pour être sûr qu’à n’importe quelle heure où vous vous connecterez vous ne passerez pas à côté de la « couleur d’antenne » de la radio. Et que vous aurez bien ce qui vous plaît chez elle et ce pourquoi vous l’avez choisie. C’est une décision humaine, vous donner ce que vous aimez encore et encore pour vous fidéliser. Un algorithme fait exactement la même chose. Alors, c’est quoi, un algorithme ? 

Pour faire simple, c’est au départ, comme le cerveau d’un HPI, un processus qui fait les mêmes opérations de calcul que vous mais… autrement. Dans son ouvrage Petite philosophie des algorithmes sournois récemment paru aux éditions Eyrolles, le mathématicien et philosophe Luc de Brabandere en donne un exemple parlant. 

 Source - Luc de BrabandereSource - Luc de Brabandere

Vous avez deux options possibles. 

-       La première est d’essayer toutes les combinaisons possibles jusqu’à trouver. Vous avez là un algorithme qui fonctionne. Mais cela va vous prendre un certain temps.

-       La deuxième est de comparer. On remarque alors que tous les nombres de ce tableau sont des multiples de trois, sauf 53 et 17, qui sont des (multiples de trois) plus deux. Or 100, qui est le total demandé, est un (multiple de trois) plus un. La solution comprend donc obligatoirement 53 et 17, qui sont la seule façon de fabriquer un autre multiple de trois + 1, ici 70. Je trouve facilement le complément 30 en additionnant 6, 9 et 15. Cet algorithme, différent du premier, est plus complexe mais … 10 fois plus rapide !

Voilà, comment fonctionnent deux algorithmes différents. Peuvent-ils pour autant remplacer les cerveaux les plus rapides et les plus organisés ? Non. Car « l’utilisation d’un algorithme ne requiert ni intuition, ni perspicacité, ni connaissance particulière, et ne laisse aucune place à la créativité ou à l’esprit critique. » explique Luc de Brabandere. On peut rajouter l’émotion, bien que certaines intelligences artificielles soient désormais entraînées à la détecter (mais mon cœur bat-il plus vite parce que j’ai peur ou parce que j’ai bu trop de café ? Si je ne lui donne pas cette réponse, l’IA ne le saura pas).

Luc de Brabandere poursuit : « les algorithmes ne sont pas objectifs, ils reflètent les valeurs et les préjugés de ceux qui les ont écrits, reproduisant les stéréotypes et les usages statistiquement les plus courants ». Big data is watching you. Avec un œil bien humain derrière sa loupe. 

L’algorithme d’une plateforme essaie de vous « cibler » par ce que vous faites, pas par ce que vous en pensez. Si je m’arrête longtemps sur une vidéo et que je la termine parce que je suis curieux, ou parce que je suis sollicité par une autre tâche en même-temps (on me livre un paquet/ je dois répondre à un appel sur mon téléphone) pour lui la réponse est la même : je regarde parce que ça m’intéresse. Il va donc me proposer dans le fil qui suit, et aléatoirement lors de mes prochaines connexions, des contenus similaires. Il me faudra un peu de temps et de stratégie, swipant vite sur ceux-ci et prenant le temps de regarder en entier, plusieurs fois, les contenus qui me plaisent effectivement pour corriger ses propositions, et encore me les proposera- t-il plus tard à nouveau considérant que je m‘en suis peut-être lassé. On peut donc éduquer ou plutôt régler son algorithme si l’on sait comment il marche, ou totalement le dérégler. 

Matt Honan journaliste à Wired a ouvert un compte Facebook et a liké systématiquement tout ce qui se présentait à lui sur son profil. L’algorithme est devenu fou, ne pouvant cerner cet individu plein de contradictions. Il a été incapable de trouver une logique dans un internaute qui en avait pourtant une très simple - le tromper - et l’a peu à peu dirigé vers des contenus de plus en plus extrêmes.

Source - Slate.fr Source - Slate.fr

Mais tout n’est pas fait sur mesure. Sur votre fil Netflix, par exemple, n’apparaît que 20% du catalogue. Sur cette page, 20% (décidément…) des propositions ne sont pas personnalisées en fonction de vos choix et recherches, mais sont les mêmes pour tout le monde. Ce contenu éditorialisé et situé en haut de page d’accueil, correspond à ce que la plateforme veut mettre en avant : ses contenus dits « Originals ». 

Côté musique, les découvertes se font principalement par des playlists. Les deux tiers des écoutes sur Spotify se font par ce biais. Spotify en revendique plus de 4 milliards faites par ses utilisateurs et 3000 officielles c’est à dire créées par la plateforme elle-même. Il suffit de regarder le top de ces playlists, publié sur le site du CNM (Centre national de la musique) pour remarquer des écarts d’audience - et donc de revenus générés - énormes. En seulement 20 places, on tombe de 16,5 millions d’abonnés à 652.000, imaginez pour la 500eme, ou pour la dix-millième. 

Alors comment naviguer sur cet océan de titres et de datas ? Toutes les études pointent désormais en terme de recommandation et de diversité le rôle prépondérant de la critique. Soit celui d’un tiers de confiance qui ne soit pas les diffuseurs eux-mêmes. Le retour des grands critiques ? Le monde est-il prêt pour les nouveaux Lester Bangs, Nick Kent, Philippe Barbot, Olivier Cachin ? 

Etudiant les algorithmes de recommandation, et en particulier la recommandation personnalisée, des étudiants de l’université Panthéon Sorbonne se sont appliqués à créer de nouveaux comptes, avec des profils le plus neutre possible, et à évaluer le comportement de l’algorithme en fonction de choix constants. Celui-ci se stabilise après 10 jours. Pour peu que vous soyez cohérent. 

Mais pour peu que vous soyez curieux, éclectique, ou simplement taquin comme Matt Honan, il ne vous « comprend » plus. Moins vous êtes cernable, moins la prescription sera forte. Au lieu de vous conforter dans ce que vous aimez pour vous fidéliser et fabriquer de l’addiction (tous les algorithmes de recommandation sont créés pour cela), il va, en se trompant, vous faire découvrir des choses inattendues. Bref, vous avez été plus intelligent que lui. Forcément.

Curiosity killed the cat ? Elle peut en tout cas dompter votre algorithme. 

Tech & Music Note

Par Brice Homs

Ecrivain, scénariste, parolier, Brice Homs est un auteur tout terrain. Expert à la commisssion des nouveaux médias du CNC puis membre du conseil d’administration de la SACEM et premier président de son Conseil Stratégie et Innovation, il siège actuellement au conseil d’administration de la SDRM et à la commission de l’audiovisuel SACEM.