L’arrivée récente dans l’espace public - et même grand public - des intelligences artificielles, ou des algorithmes désignés comme tels, a profondément inquiété le monde des créateurs comme les industries de la musique.
L’émergence de nouvelles technologies a pourtant toujours inspiré les artistes et leur a permis de faire éclore de nouveaux genres musicaux.
Le rock aurait-il existé sans la guitare électrique ? Le hard rock ou le grunge sans la saturation des pédales d’effets ? Le Hip-hop sans les platines tourne-disque ?
Chuck Berry
La question se pose cette fois-ci avec des technologies génératives qui se proposent de « faire le job » à notre place. Vraiment ? Quel job, et comment ?
Vous allez voir, le débat n’est pas nouveau. A commencer par le fait que grâce à certains outils on a pu créer, expérimenter, inventer, composer, sans avoir aucune notion d’instrument ou de solfège.
Plusieurs séries documentaires ou articles parus ces derniers jours en font l’état des lieux et nous invitent à regarder juste derrière notre épaule pour examiner les technologies qui ont influencé la création musicale, mais aussi leur impact.
La série documentaire Watch the sound, proposée sur Apple TV par le DJ et producteur anglais Mark Ronson (Amy Winehouse, Lady Gaga, entre autres) suit ainsi épisode après épisode ces évolutions, retraçant l’histoire des outils et effets qui ont initié de nouvelles façons de faire de la musique.
Alors, comment cela est-il arrivé ? Comment passe-t-on dans l’univers de la musique, d’instruments à pas d’instruments ?
Par la nouveauté technologique ? Détrompez-vous. Au départ, c’est… tout le contraire !
Dans les années 70 à New York des coupes dans le budget des écoles suppriment l’achat d’instruments de musique pour les élèves. Les gamins du Bronx vont alors faire de la musique avec ce qu’ils ont sous la main.
« On a découvert qu’on pouvait faire de la musique avec de la musique » s’exclame DJ Premier, producteur légendaire de Rap.
En faisant tourner des vieux disques Vinyles sur des platines et en arrêtant le tour du disque, on arrivait à isoler un riff, un beat, une séquence et l’utiliser pour en jouer. Un nouvel instrument était né !
source - Stickerbrand
« On ne savait pas jouer d’un instrument, on ne connaissait rien au solfège, mais on avait une bonne oreille », rigole Hank Shocklee, producteur de Public Enemy.
La révélation vient pour beaucoup de ces artistes de l’album Paul’s Boutique des Beastie boys, paru en 1989. Comme Questlove batteur et leader du groupe The Roots le raconte, « ils prenaient deux extraits des Beatles et Get up, get into it, get involved de James brown et les faisaient marcher ensemble pour en faire un nouveau morceau. Je me suis dit : c’est ça que je veux faire… »
Sur la même démarche, en France, le groupe marseillais IAM danse le Mia sur un riff de « Give me the night » de George Benson.
NTM, dans “ Le monde de demain” (1991), sample une mélodie de flûte traversière, une boucle de batterie et deux coups de grosse caisse et de piano simultanés sur “T stands for Trouble” de Marvin Gaye.
Beastie Boys - Paul's boutique
Dans une série d’articles parus dans le journal Le Monde sous la plume de Nicolas Six, et consacrés à ces « machines » qui ont révolutionné les sons et les enregistrements, Doctor L, beatmaker du groupe pionnier français Assassin ne dit pas autre chose :
« La musique devient un art plastique. On peut faire des associations magiques en mélangeant Bob Marley avec Jimi Hendrix, par exemple. Ça nous pousse à dénicher des samples dans des disques funk, disco, blues, jazz de nos grands-parents pour fabriquer nos banques de sons. »
https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/12/30/quand-le-sampleur-mpc-60-d-akai-a-ouvert-l-ere-du-collage-musical_6208386_4408996.html
Fouiller dans des centaines de classiques pour en extraire de quoi fabriquer, modeler, inspirer de nouvelles chansons, faire de la musique avec de la musique, ça ne vous évoque rien ?
Source - Audiofanzine
Faire du neuf avec du vieux, du disruptif avec du standard, découper, assembler, superposer, détourner, mixer, réinterpréter ? Autant de choses que l’intelligence artificielle générative effectue pour « sortir » des morceaux à l’autre bout de la chaîne. Et que les artistes de hip-hop ont à leur manière expérimenté et permis de conceptualiser. Comme d’autres avant eux…
Créée et développée en Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale pour diffuser des discours de propagande en simultané depuis plusieurs stations émettrices, la bande magnétique, produite par AEG-BASF va initier une première révolution.
« Quand l’Allemagne tombe, les alliés découvrent ces magnétophones, têtes d’enregistrement et d’effacement, plusieurs GI ont l’idée de démonter ces machines et de les ramener en pièces détachées pour les remonter une fois à la maison et en déposer les brevets », explique dans la série Watch the sound, le spécialiste et musicien Damon Krukowski.
Soudain arrive un média qu’on peut réutiliser. On peut effacer, recommencer, monter, modifier, de multiples fois.
Très vite, l’enregistrement devient multipiste, mais aussi détourné de son utilisation première de façon à fabriquer des sons. Les Beatles utilisent le Mellotron qui commande à partir d’un clavier d’orgue des boucles de bande magnétique. C’est ce que l’on entend, avec des sons de flûte étrangement fluctuants au début de « Strawberry fields forever »
Dans la passionnante série du journal Le Monde consacrée à ces nouveaux outils, Nicolas Six met en avant trois objets : le synthétiseur Moog, la boite à rythmes Linn drum, et le sampler MPC-60 d’Akai.
La Linn drum a une esthétique sonore très particulière, elle produit des sons très secs. Une signature qui encore une fois, est issue d’une limite : « La mémoire informatique est très chère à cette époque, j’ai dû raccourcir les sons au maximum », dit son inventeur Roger Linn. Elle influencera les compositions, la façon de composer, et donnera le son emblématique de centaines de hits, comme « When doves cry » de Prince.
La LM-1 sera supplantée par la TR-808 du constructeur japonais Roland, aux basses profondes et aux percussions cristallines et synthétiques, qui tombera elle-même en désuétude avec l’arrivée des samplers, plus naturels, avant d’être redécouverte dans les années 90 par les musiciens de Hip-hop désargentés, rachetant ces modèles déclassés dans les « Pawn shops » pour une poignée de dollars, et créant un nouveau son à partir de sa « personnalité » comme en témoigne avec fierté son co-créateur Don Lewis. Encore une fois, un “style” naîtra des limites.
Avai MPC-60
L’arrivée du Sampler MPC-60 d’Akai auquel Nicolas Six et Mark Ronson consacrent tous les deux un épisode de leur série, transcende l’évolution de ces outils en les rassemblant en un seul. Avec cette nouvelle machine, on peut désormais mélanger les fragments sonores avec facilité et précision.
« Rythmes, bruitages, chœurs, sons d’ambiance, mélodies, accords… les artistes s’en servent pour déclencher des sons excessivement variés », note Nicolas Six.
Les problèmes de droits d’auteurs et producteurs liés à l’utilisation sans autorisations de ces samples vont générer des années de procès et des situations parfois ubuesques.
On se souvient de la fameuse polémique entre P Diddy et Sting qui l’aurait « mis à l’amende » de 5000 dollars par jour jusqu’à la fin de sa vie pour l’utilisation sans autorisation de « Every breath you take ». Si cela s’avéra au final une blague, le reversement de droit est, lui, bien réel.
Ces problèmes sont aujourd’hui réglés par des autorisations et « splits » en amont.
Source - X (ex-Twitter)
Les artistes ont aujourd’hui les moyens techniques de créer ou recréer les beats au lieu de les sampler. Les Beat-Maker sont entrés dans la production de nombreux morceaux, notamment dans l’urbain, signant le retour de l’humain dans un matériau jusque-là simplement « coupé-copié-collé».
Aux samplers eux-mêmes succèdent des logiciels. Digital performer, Pro tools, Cubase, Audacity, Logic et sa version simplifiée Garage-Band présente sur tous les ordinateurs et terminaux Apple… et le plus utilisé : Ableton.
Un nouveau bouleversement qu’explique un article de Bruno Lesprit dans Le Monde du 07 octobre 2023, intitulé : “Sur scène les musiciens se font rares”.
En 2001 sort la première version d’Ableton Live : « Ce qui était neuf, c’est que ce studio tout-en-un était conçu pour un ordinateur portable dans n’importe quel contexte, de la composition à la scène. » En 2004, la compatibilité avec les fichiers MIDI, outil de travail de tout musicien, change la donne.
https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/10/07/sur-scene-les-musiciens-se-font-rares_6192920_3246.html
Une dernière « invention » va préfigurer l’arrivée de l’intelligence artificielle générative dans le monde de la musique, en popularisant une nouvelle étape. Après la musique et la scène, c’est le chant lui-même qui va être remodelé, c’est le cas de le dire, par la technologie.
Si vous écoutez bien, la quasi-totalité des titres du Top 50 Spotify français 2023, largement dominés par le rap et l’urbain, utilisent l’Auto-Tune. Mais au fait, c’est quoi ?
L’ingénieur Andy Hildebrand, inventeur de l’Auto-Tune, développe au départ une technologie radar sous-marine pour détecter les réserves de pétrole. Amateur de musique et lassé d’entendre chanter faux, il découvre que les mêmes algorithmes qui lui servent à reproduire les fonds marins peuvent aussi l’aider à cartographier la gorge humaine. Il crée un logiciel qui la modélise et cale en temps réel le son émis sur la note la plus proche dans la gamme.
L’Auto-Tune a cependant un défaut, si on pousse les réglages, le son devient déformé et étrange, un peu robotique, avec des décrochements pour arriver à la note juste. C’est ce qui va faire son succès, en le transformant en instrument.
Les musiciens appellent ça le mode T-Pain, du nom de l’artiste qui l’a popularisé. Excellent chanteur- tout comme la chanteuse Cher qui a fait le premier hit planétaire dopé à l’Auto-Tune avec « Believe » - il cherche l’effet musical, la nouveauté, pas la correction de justesse qu’il maitrise parfaitement.
« I’m strung » qu’il produit pour Akon décrit le son qui va façonner des dizaines et des dizaines de hits derrière lui, presque une nouvelle norme.
Alors tout était-il prêt, poste par poste, de la technologie au légal, pour préfigurer l’émergence des algorithmes génératifs et du « tout machine » ? Il n’est pas absurde de penser que les chercheurs, les ingénieurs qui les ont développés, ont été influencés et inspirés eux-mêmes dans leurs recherches par ces nouvelles pratiques, ces nouveaux sons.
La question des autorisations et des droits d’auteurs relative à l’utilisation des répertoires s’est résolue pour les samples, tout comme la reconnaissance des Beat-Makers.
L’utilisation partielle ou totale des IA génératives dans la production musicale ouvre un nouveau front, et appelle au respect de la définition d’une œuvre, et de ses droits. C’est en tout cas le combat présent des créateurs et des sociétés de droits d’auteur.
On a vu (et j’en ai parlé dans une précédente newsletter) les limites du tout génératif. Les déceptions occasionnées - pour l’instant - par des modèles qui recyclent et imitent trop mécaniquement par simple équation mathématique.
https://brice-homs.kessel.media/posts/pst_799eb8e5523244d596ab043e22c894d7/lia-cree-une-chanson-et-une-artiste
L’inspiration n’est pas une science et encore moins une science exacte.
source - X (ex Twitter)
Mais on voit aussi que de chaque limite, chaque contrainte, chaque restriction ; des artistes, musiciens formés ou autodidactes, ont su par leur talent et leur invention tirer des créations nouvelles, riches, et des genres qui ont marqué leur époque au point de devenir désormais des « classiques » eux-mêmes.
On a fait de la musique avec de la musique. On pourra faire de la musique avec de la musique qui fait de la musique.
Dans le respect du droit des créateurs.
Car si l’intelligence artificielle, comme tout progrès scientifique, apporte de nombreuses possibilités, c’est dans ses défauts, sans doute, comme toujours, que se tiennent les plus belles promesses de son avenir.
Comme l’annonce Questlove, « l’imperfection est la meilleure façon de se connecter avec l’auditeur, parce qu’elle est humaine ».
Le hip-hop, de par sa créativité, sa vivacité et ses intuitions nous a montré la voie, et prouvé que c’était faisable, avec talent, audace et succès.
« Quand on donne à des musiciens une technologie, ils vont s’en servir comme ils se servent d’un instrument », conclut Damon Krukowski.
Le Hip-hop meilleur que l’IA ?